Vu sur les Ourses à Plumes
La santé mentale, d’après l’OMS, c’est un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ». Le fait d’avoir une mauvaise santé mentale, voire un ou plusieurs troubles mentaux n’est pas sans conséquences sur la manière dont on navigue dans la société. Parfois c’est celle-là même qui peut être à l’origine de ces troubles. Témoignages.
Les troubles psychiques affectent la sociabilité car les codes sociaux peuvent être plus ou moins difficiles à comprendre et appliquer. © Camille Berberat
Pour cet article, nous avons recueilli les témoignages écrits de quatre personnes faisant part de leurs expériences de la psychophobie. Certain⋅e·s s’identifient comme neuroatypiques car des troubles neurologiques les rendent atypiques par rapport à la norme mentale dominante. D’autres déclarent plutôt vivre avec des troubles psychiques ne découlant pas nécessairement de troubles neurologiques. Ces particularités sont communément désignées par leurs appellations médicales : autisme, bipolarité, schizophrénie, douance, dys(orthographie, -lexie… ), troubles déficits de l’attention, troubles anxieux, dépression, manies, troubles obsessionnels compulsifs etc. Les troubles psychiques et neurologiques, souvent difficiles à classer dans l’une ou l’autre de ces catégories, ont généralement trois facteurs : biologique, psychologique et social.
Du fait de la grande variété de troubles psychiques et neurologiques, les vécus et les réalités de chacun⋅e sont bien différentes. Cependant, une chose semble être expérimentée par tou⋅te⋅s, consciemment ou non : c’est la psychophobie. La psychophobie, d’après Eloïse qui l’a vécue, « est une oppression à l’encontre des troubles psychiques et des neurodiversités ». Laureen Cailean Reagan ajoute : « C’est un ensemble de comportements qui, sur la base de la norme, rejette, discrimine, moque ou ne reconnaît pas le fonctionnement particulier d’une personne neuroatypique ».
« J’exagère / je fais du cinéma / je ne fais aucun effort »
Parfois, la psychophobie s’exprime dans le cadre familial, comme Laureen Cailean Reagan en témoigne : « Ma famille ne reconnaît ni mon rythme ni mon hypersensibilité. De ce fait, il y a des comportements qui leur semblent normaux mais qui, ensemble, sont extrêmement violents pour moi : il y a constamment du bruit, un non-respect des demandes explicites pour répondre à mes besoins. Par exemple : « Est-ce que vous pouvez parler moins fort, svp ? » Soupirs. « Oh ça va, on peut vivre quand même ! » […] Si je m’isole pour évacuer la pression, on vient me chercher pour me hurler dessus parce que j’exagère / je fais du cinéma / je ne fais aucun effort. […] Malgré la connaissance des termes du fait de mon diagnostic, du fait que ça se voit et que ma mère et l’une de mes sœurs évoluent dans des métiers paramédicaux, il n’y a pas de respect et de reconnaissance de ma neuroatypie. »
Idem pour Hély, qui raconte une sortie en famille : « Je suis dyspraxique et manger proprement peut parfois être impossible ou alors excessivement fatiguant… Ce qui fait de moi un indésirable au resto. Ma sœur s’est alors permise : « Dans ce cas tu ne viendras plus avec nous tu nous fais trop honte, t’es sale, c’est immonde de te voir manger. » »
D’autres fois, c’est dans le milieu scolaire que s’exprime cette discrimination. À la question « Qu’est-ce que tu aimerais voir changer dans la société afin qu’il soit plus facile d’y vivre quand on subit la psychophobie ? » plusieurs interrogé⋅es parlent d’un changement radical du système scolaire. Au-delà du fait que l’école ne considère pas, comme dit Laureen Cailean Reagan, « que nous sommes tou⋅te⋅s différent⋅es et qu’on n’a pas le même rythme, pas la même manière de fonctionner, de comprendre, d’interagir », illes ont quasiment tou⋅te⋅s subi du harcèlement scolaire. Pour Eloïse, les insultes et menaces étaient clairement liées à sa neuroatypie car on la trouvait « pas assez sociable, trop dans sa bulle, trop naïve, ne comprenant pas les codes sociaux, trop « intello » ». Et Hély a vécu un redoublement à cause de l’absence de diagnostic de sa dyspraxie, ce qui lui a valu des remontrances de la part de sa famille.
Croisement avec d’autres oppressions
Autre domaine d’inconsidération : le monde médico-psychologique. Eloïse témoigne : « Il y a quelques années, je souffrais de dépression, d’anorexie et de phobie scolaire. J’ai subi une agression sexuelle dans cette même période. Un psychiatre que j’avais vu a adressé une lettre à mon médecin traitant (qui l’a lue devant un de mes parents) avec en guise d’analyse : « Elle cherche à attirer l’attention et s’invente un passé ainsi que des problèmes imaginaires » ».
Cette expérience relève d’un manque d’écoute total de la part du psychiatre – dont le rôle est justement d’aider la personne en difficulté, mais aussi d’un profond sexisme quant au déni de son agression sexuelle. À ce propos, la page Facebook « Paye ton psy » recueille des centaines de témoignages similaires, compilant commentaires sexistes, LGBTI+phobes et racistes entendus lors de consultations psy. Ainsi, la psychophobie peut s’ajouter aux oppressions systémiques vécues par les femmes, les personnes trans, intersexes, non-blanches, précaires, handicapées, LGB…
En outre, le fait même de subir ces oppressions peut être à l’origine de troubles mentaux, et in fine fera qu’on subit de la psychophobie. Une étude réalisée aux États-Unis en 2000 par les sociologues Williams et al analyse les effets du racisme sur la santé mentale des personnes afro-américaines. Elle montre que le racisme institutionnel, qui paupérise les populations afro-américaines, les rend trois fois plus sujettes au développement de troubles psychiatriques. Le fait de vivre dans des quartiers ségrégés et pauvres affecte aussi la santé mentale : les conditions de vie qu’on y trouve ont des effets négatifs sur le fonctionnement psychologique des adultes et des enfants. À cela s’ajoute l’expérience constante de la discrimination, entraînant un stress important ou une détresse psychologique. D’autres études citées par Williams et al révèlent que ces effets se retrouvent chez d’autres groupes marginalisés : les homosexuel⋅le⋅s, les femmes hispaniques, des réfugié⋅es d’Asie du sud-est.
À l’école, Eloïse était mise à l’écart car « pas assez sociable, trop dans sa bulle, trop naïve, ne comprenant pas les codes sociaux, trop « intello » ». © Camille Berberat
Au final, le fait de subir des microagressions quotidiennes, d’évoluer dans un environnement où l’on est constamment en minorité entraîne des symptômes similaires à ceux d’un stress post-traumatique : une vigilance accrue, de l’anxiété, de la dépression, etc. Encore aux États-Unis, une autre étude de 2010 par Beck et al démontre que « les homo/bisexuels masculins présentent de 2 à 7 fois plus de risque d’avoir fait une tentative de suicide que les hommes hétérosexuels exclusifs ; les femmes homo/bisexuelles présentent de 1,4 à 2,7 fois plus de risque par rapport aux femmes hétérosexuelles. […] l’hypothèse de l’homophobie comme facteur de risque de comportement suicidaire est pour l’instant la plus solide pour comprendre la sursuicidalité observée en population homo/bisexuelle. Les phénomènes d’exclusion, de mépris et de stigmatisation peuvent en effet conduire à une perte d’estime de soi, une perte de confiance dans l’avenir et dans les autres. »
Psychophobie et société
La société capitaliste, raciste et patriarcale occidentale, qui se trouve être à l’origine de certains troubles comme la dépression, l’angoisse ou les troubles du comportement alimentaire chez les personnes précaires, non-blanches et/ou LGBTI+ fait subir une double peine aux personnes vivant ces troubles. Elle les stigmatise en les enfermant dans des hôpitaux psychiatriques, en mettant à l’écart les dits « fous/folles », et elle érige un modèle de réussite incompatible avec des troubles psy (carrière professionnelle, études longues et brillantes, famille nucléaire, démarches administratives laborieuses, etc.).
Les médias, dans un mélange de racisme et de psychophobie, nomment systématiquement les hommes politiques dictatoriaux et les tueurs de masse blancs de « fous », tandis que leurs équivalents non-blancs sont des terroristes, des islamistes ou des radicaux. Ils contribuent à l’idéologie selon laquelle une attitude violente de la part de blancs ne peut qu’être due à une maladie mentale, alors que lorsqu’elle vient de personnes non-blanches leur santé mentale n’est jamais questionnée, essentialisant leur violence. Par ailleurs, ce procédé raciste stigmatise les malades mentaux, ainsi représentés comme violents ou incontrôlables.
La société est la source de troubles qu’elle stigmatise
En France et dans la plupart des sociétés occidentales, aucun aménagement n’est prévu pour les personnes ayant des troubles psy. L’école cherche à formater sans s’adapter aux individualités, et place dans des instituts spécialisés celleux qui sont trop écarté⋅es de la norme psychique. Le travail est un marqueur social bien trop important car il conditionne l’accès aux ressources vitales, alors que les troubles mentaux peinent à être reconnus comme handicaps et ne donnent donc pas toujours droit aux Allocations Adulte Handicapé ou à une Reconnaissance Qualité de Travailleur Handicapé. Même quand on obtient cette dernière, les postes adaptés proposés tendent à maintenir dans la précarité ou ne permettent pas d’évolution professionnelle.
En parallèle, les accompagnements thérapeutiques (hors psychiatrie) ne sont toujours pas remboursés et l’État coupe les budgets des hôpitaux psychiatriques. Au printemps 2018, c’est le personnel médical de l’hôpital de Rouvray (Seine-Maritime) qui a dû se mettre en grève de la faim pour obtenir plus de moyens. Nous manquons cependant de (re)connaissance de ces troubles, que notre société libérale étiquette comme un « manque de volonté » et comme quelque chose à soigner, corriger. Trop peu d’études francophones existent sur les liens entre les discriminations et la santé mentale, et certaines sont même impossibles à réaliser car les statistiques raciales sont toujours interdites en France, empêchant ainsi de prouver les liens entre racisme et troubles psy.
POUR ALLER PLUS LOIN : Pages Facebook : Paye ton psy, les folies passagères Blogs : trolldejardin, coupsdegueuledelau, zinzinzine, projet Icarius
Cet article a été publié dans le premier numéro de notre revue papier féministe, publié en septembre 2018. Si vous souhaitez l'acheter, c'est encore possible ici.