Par Christine Miserandino
(traduction & adaptation par A-D. Grenier)
**video, fichier et poadcast en bas du texte**
Ma meilleure amie et moi étions à la cafétéria, en train de discuter.
Comme d’habitude, il était très tard et nous mangions une frite-sauce. Comme n’importe quelles filles de notre âge, on passait beaucoup de temps à la cafétéria du collège, la plupart du temps à parler gars, musique… de n’importe quoi qui nous semblait très important sur le moment. Nous ne parlions jamais sérieusement de rien en particulier et passions la majeure partie du temps à rire.
Comme souvent, j’allais prendre certains de mes médicaments avec une collation, elle m’a alors regardé d’une drôle de façon, me fixant plutôt que de continuer la conversation. Elle m’a alors demandé, sans prévenir, c’était comment d’avoir le Lupus, d’être malade.J’étais sous le choc, pas seulement parce qu’elle me posait cette question par surprise, mais aussi parce que j’avais cru qu’elle savait tout ce qu’il y avait à savoir du lupus. Elle m’avait accompagnée chez les médecins, m’avait vue marcher avec une canne, m’évanouir dans la cuisine, m’avait vue pleurer de douleur, qu’y avait-il de plus à savoir?J’ai commencé à radoter sur les pilules, les faiblesses… mais elle a insisté et ne semblait pas satisfaite de mes réponses. J’étais un peu surprise, puisque, étant ma coloc au collège et mon amie depuis des années, j’aurais cru qu’elle connaissait bien la définition médicale du lupus.J’ai alors vu ce regard que tout malade connaît bien : la curiosité pure envers quelque chose qu’aucune personne en santé ne peut vraiment comprendre.
Elle m’a demandé ce que c’était, non pas physiquement, mais d’être moi, d’être malade.
Essayant de reprendre contenance, j’ai regardé autour de la table, espérant de l’aide ou une idée… à tout le moins prendre une pause pour réfléchir ! J’essayais de trouver les bons mots. Comment répondre à une question que je n’ai jamais été capable de répondre pour moi-même? Comment expliquer chaque détail de chaque jour, et rendre clairement les émotions par lesquelles passe une personne malade?
J’aurais pu laisser tomber, faire une blague comme je fais habituellement, et changer de sujet, mais je me souviens que j’ai pensé : si je n’essaie pas de lui expliquer, comment puis-je espérer d’elle qu’elle comprenne ? Si je ne peut expliquer ça à ma meilleure amie, comment pourrais-je expliquer mon monde à quiconque? Je devais au moins essayer.
C’est à ce moment que la théorie des cuilleres est née. J’ai rapidement ramassé toutes les cuilleres sur la table; merde, j’ai ramassé des cuilleres de plusieurs tables! Je l’ai regardé dans les yeux et j’ai dit “Voilà, tu as le lupus”.
Elle m’a regardé, légèrement confuse, comme n’importe qui le serait en se faisant remettre un bouquet de cuilleres. Les cuilleres de métal froid ont cliquetées dans mes mains quand je les ai regroupées et fourrées dans ses mains.
Je lui ai expliqué que la différence entre être malade et être en santé, c’est avoir à faire des choix et devoir porter attention aux choses, alors que le reste du monde n’a pas à le faire. Les gens en santé ont le luxe d’une vie sans choix, un cadeau que la plupart des gens prennent pour acquis.La plupart des gens commencent leur journée avec une quantité illimitée de possibilités, et de l’énergie pour faire tout ce qu’ils désirent, surtout les jeunes. Pour la plupart, ils n’ont pas à s’inquiéter des effets de leurs actions.
Alors pour mon explication, j’ai utilisé les cuilleres pour illustrer mon point. Je voulais quelque chose qu’elle pourrait littéralement tenir entre ses mains, que je pourrais alors lui retirer, puisque les gens qui sont malades sentent une “perte” de la vie qu’ils ont connue. Si j’étais en contrôle de retirer les cuilleres, alors elle pourrait connaître ce que c’est que d’avoir quelqu’un ou quelque chose d’autre, dans ce cas-ci le lupus, être en contrôle.
Elle a alors pris les cuilleres avec excitation. Elle ne comprenait pas ce que je faisais, mais elle est toujours partante pour une partie de plaisir, alors j’imagine qu’elle pensait que je faisais une blague, comme c’est mon habitude quand on aborde un sujet délicat. Elle ne pouvait pas se douter à quel point je deviendrais sérieuse…
Je lui ai demandé de compter ses cuilleres. Elle m’a demandé pourquoi et j’ai expliqué que, quand tu es en santé, tu t’attends à avoir un stock illimité de “cuilleres”. Mais quand tu dois planifier ta journée, tu dois savoir exactement combien de “cuilleres” tu as en stock pour commencer. Ça ne garantit pas que tu n’en perdras pas en cours de route, mais au moins, ça aide de savoir ton point de départ. Elle a compté 12 cuilleres. Elle a rit et dit qu’elle en voulait plus. J’ai dit non. J’ai su tout de suite que ce petit jeu fonctionnerait quand elle a eu l’air déçue et que nous n’avions même pas commencé.J’avais voulu plus de “cuilleres” depuis des années sans jamais trouver un moyen d’en avoir plus, pourquoi le devrait-elle?
Je lui ai aussi dit qu’elle devait toujours être attentive au nombre de cuilleres qu’elle avait et de ne pas en échapper parce qu’elle ne pouvait jamais oublier qu’elle avait le lupus.
Je lui ai demandé de lister les tâches de sa journée, incluant les plus simples. Comme elle jacassait à propos de tâches quotidiennes ou de trucs amusants à faire, je lui ai expliqué que chaque action lui coûterait une cuillere.Quand elle a sauté sur « se préparer pour aller travailler », comme première tâche du matin, je lui ai coupé la parole et je lui ai pris une cuillere. Je lui ai pratiquement sauté à la gorge. J’ai dit « Non! Tu ne peut pas simplement te lever. Tu dois difficilement ouvrir tes yeux, et alors réaliser que tu es en retard. Tu as mal dormi cette nuit. Tu te sors péniblement du lit, et alors tu dois te faire quelque chose à manger avant de faire quoi que ce soit d’autre, parce que si tu ne le fais pas, tu ne peut pas prendre tes médicaments, et si tu ne prends pas tes médicaments, tu peux aussi bien laisser tomber toutes tes cuilleres pour aujourd’hui et pour demain également. » J’ai rapidement pris une cuillere et elle a réalisé qu’elle n’avait même pas encore pu s’habiller.Prendre sa douche lui a coûté une autre cuillere, juste pour pouvoir se laver la tête et raser ses jambes. Lever les bras si haut et se pencher ainsi pourrait en fait coûter plus d’une cuillere, mais je me suis dit que c’était assez comme ça; je ne voulais pas l’épouvanter si vite.S’habiller a coûté une autre cuillere. Je l’ai arrêté et décomposé chaque tâche pour lui montrer comment chaque détail nécessite réflexion. J’ai expliqué que je dois penser aux vêtements que je peux physiquement porter : si mes mains me font mal ce jour-là, les boutons sont hors de question; à cause des variations de température, je dois presque toujours porter une camisole et une veste, etc.
Si je suis très blême, j’ai besoin de plus de temps pour être présentable… Et alors je dois prendre en compte 5 minutes de déprime, parce que je me sens mal que tout cela m’ait pris 2 heures.
Je pense qu’elle a commencé à comprendre quand elle n’a théoriquement même pas été travailler et qu’il ne lui restait que 6 cuilleres.
Je lui ai expliqué qu’elle devait choisir ses activités pour le reste de sa journée judicieusement, parce qu’une fois toutes les “cuilleres” parties, elles sont parties pour de bon. Parfois tu peux emprunter sur les “cuilleres” du lendemain, mais pense seulement à la difficulté de traverser demain avec moins de “cuilleres”.
J’ai aussi dû lui expliquer qu’une personne malade doit toujours vivre avec la menace que demain pourrait être la journée où un rhume, une infection ou tout autre danger arrive. Alors vous ne voulez pas avoir un niveau trop bas de “cuilleres”, puisque vous ne pouvez jamais savoir quand vous en aurez vraiment besoin. Je ne voulais pas la déprimer, mais je voulais être réaliste, et malheureusement être prête pour le pire fait partie d’une vraie journée pour moi.
Nous avons continué la journée, et elle a tranquillement appris que sauter le dîner lui coûterait une cuillere, tout autant que de se tenir debout dans le métro, ou même de taper à son ordinateur trop longtemps. Elle a été forcée de faire des choix et de penser différemment. Par exemple, elle a eu à choisir de ne pas faire de courses, pour pouvoir souper ce soir-là.Quand nous sommes arrivés à la fin de sa journée imaginaire, elle a dit qu’elle avait faim. J’ai résumé qu’elle devait souper mais qu’elle avait seulement une cuillere restante. Si elle cuisinait, elle n’aurait plus assez d’énergie pour laver la vaisselle. Si elle sortait pour souper au resto ou chez un ami, elle risquait d’être trop fatiguée pour conduire de façon sécuritaire jusqu’à la maison ensuite. J’ai aussi expliqué, sans l’ajouter dans le petit jeu, qu’elle était tellement nauséeuse que cuisiner était probablement hors de question de toute façon. Alors elle a décidé de faire une soupe : c’était facile.
J’ai alors dit : « Il est seulement 19h, tu as le reste de la soirée, mais il te reste peut-être une seule cuillere, alors tu peux peut-être faire quelque chose d’amusant, ou nettoyer l’appartement, ou d’autres tâches, mais tu ne peux pas tout faire. »
Je la vois rarement émotive, alors quand je l’ai vu bouleversée j’ai su que peut-être j’avais réussi à lui faire comprendre ce que c’était que d’être malade. Je ne voulais pas la bouleverser, mais en même temps j’étais heureuse de penser qu’enfin, peut-être, quelqu’un me comprenait un peu.Elle avait les larmes aux yeux et m’a demandé doucement : « Christine, comment fais-tu? Fais-tu vraiment cela tous les jours? » J’ai expliqué que certains jours sont pire que d’autres, certains jours j’ai plus de ‘’cuilleres’’ que d’autres. Mais je ne peux jamais faire partir la maladie et je ne peux pas oublier, je dois toujours y penser.
Je lui ai donné une cuillere que je gardais en réserve. Je lui ai simplement dit : « J’ai appris à vivre ma vie avec une cuillere d’extra dans ma poche, en réserve. Tu dois toujours être prête. »
C’est dur… La chose la plus dure que j’ai jamais eu à faire est d’apprendre à ralentir et ne pas tout faire. Je me bats contre cela jusqu’à ce jour. Je déteste me sentir mise de côté, devoir choisir de rester à la maison ou de ne pas faire ce que je veux.Je voulais qu’elle sente cette frustration. Je voulais qu’elle comprenne que tout ce que tout les autres font est si facile, mais pour moi ce sont des centaines de petites tâches en une. Je dois penser à la météo, ma réserve d’énergie ce jour-là et mes plans pour toute la journée avant de faire quoi que ce soit.Quand les autres peuvent simplement faire quelque chose, je dois l’attaquer et le planifier comme si c’était la stratégie de toute une guerre.
C’est dans ce style de vie, la différence entre être malade et en santé. C’est la belle habilité de ne pas avoir à penser et à simplement pouvoir agir. Cette liberté me manque. Ne jamais avoir à compter de “cuilleres” me manque.
Nous étions émues et nous avons discuté de cela un peu encore, et ensuite j’ai senti qu’elle était triste. Peut-être qu’elle avait finalement compris. Peut-être aussi qu’elle a réalisé qu’elle ne pourrait jamais vraiment ni honnêtement dire qu’elle comprenait. Mais au moins maintenant elle risque de ne plus se plaindre autant quand je n’irai pas souper au resto avec elle certains soirs, ou quand il semble que je n’arrive jamais à me rendre chez elle et qu’elle doit toujours conduire pour venir chez moi.
Je l’ai prise dans mes bras quand nous avons quitté la cafétéria. J’avais la dernière cuillere dans ma main et je lui ai dit : « Ne t’inquiète pas. Je le vois comme une bénédiction. J’ai été forcée de penser à tout ce que je fais. Sais-tu combien de ‘’cuilleres’’ les gens gaspillent chaque jour? Je n’ai pas de place pour du temps gaspillé, ou pour des “cuilleres” gaspillées, et j’ai choisi de passer du temps avec toi. »
Depuis cette soirée, j’ai utilisé la théorie des cuilleres pour expliquer ma vie à beaucoup de gens. En fait, ma famille et mes amis se réfèrent aux cuilleres tout le temps. C’est devenu un nom de code pour ce que je peux ou ne peux pas faire.Une fois que les gens comprennent la théorie des cuilleres ils semblent me comprendre mieux, mais je pense aussi qu’ils vivent leur vie différemment. Je pense que ce n’est pas seulement bon pour comprendre le lupus, mais n’importe qui vivant avec un handicap ou une maladie chronique.
Je donne une partie de moi, dans tous les sens du mot, quand je fais quoi que ce soit. C’est devenu une « inside joke » : je suis maintenant reconnue pour dire aux gens, en blague, qu’ils devraient se sentir spéciaux quand je passe du temps avec eux, puisqu’ils ont une de mes “cuilleres”.
2003 by Christine Miserandino. Butyoudontlooksick.com
EPISODE.00. Présentation et petites cuillères
L’heur du thé